Charles Baudelaire

Chevelure et voyage, selon Baudelaire

La chevelure

« Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »

Avec la propriétaire de cette chevelure, Jeanne Duval, surnommée la Vénus noire, Baudelaire aura sa relation la plus  passionnée en même temps que la plus tumultueuse, sur fond de drames et de misère sociale. La particularité de cette femme est d’être une métisse dans un Paris du milieu du XIX ème siècle qui en connaît peu en dehors d’Alexandre Dumas.

Dans sa chevelure, Baudelaire retrouve l’essence même de l’altérité, si attirante chez l’autre, promesse d’harmonie, comme si s’unir à l’inverse de ce qu’on est nous promettait de devenir enfin complet. Ses cheveux longs presque crépus sont un  élément de l’identité de Jeanne, car au milieu des cheveux européens, ils se distinguent facilement.

L’altérité, c’est d’abord le féminin, quand on est un homme, particulièrement hétérosexuel. C’est aussi l’origine ethnique, visible dans leur matière, leur couleur, leur densité :  » la langoureuse Asie et la brûlante Afrique, tout un monde lointain, absent, presque défunt, vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !« .

La chevelure de Jeanne se distingue aussi par ses parfums :  » l’huile de coco, du musc et du goudron« , typiques des Caraïbes. L’huile de coco prend soin des cheveux afro, le musc les parfume d’une façon toute bestiale et sensuelle, et le goudron, encore malheureusement quelquefois utilisé, a pu les discipliner et les mettre en forme en ce XIX ème siècle.

Pour un français, quel exotisme !

Oui, mais Baudelaire n’a pas connu que la France. Pendant 7 mois, sa famille lui a imposé un voyage qui comprit l’Inde et l’île Maurice dont il a rapporté, comme chacun en voyage, des souvenirs, des émotions, des impressions.

Parmi ces souvenirs, le souvenir olfactif qui fait les madeleines de tous les Proust, écrivant ou non et qui, par la mémoire, rend la rencontre avec les odeurs plus profonde que l’expérience immédiate ne le fait. A la faveur du parfum des cheveux de l’aimée, des souvenirs d’autres chevelures pleines d’huile de coco, de musc, ou juste de parfums ambiants captés au hasard d’une promenade remontent à la surface,   » Des souvenirs dormant dans cette chevelure, je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir!« ,  » N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde où je hume à longs traits le vin du souvenir ?« .

Ce voyage, à l’époque où les avions n’existaient pas, se faisait par mer, semblable à cette chevelure : « mer d’ébène« , « noir océan ou l’autre est enfermé« . Et on abordait heureux, plein d’une expérience unique qui changeait pour toujours la vision du monde et rendait nostalgique à jamais, une fois de retour au pays.

Que vit-on en voyage ?

Tant de choses qu’on ne peut nommer, évoquer, tenter de partager sans se sentir infiniment seul et incapable de réellement communiquer.

Un monde que la chevelure de Jeanne – tour à tour « forêt« , « océan« , « houle« , « oasis« , « port » – enserre et contient. L’ornement capillaire de la femme aimée devient ainsi l’univers des désirs, des souvenirs et des rêves. Un  univers d’exotisme, d’amour et de beauté. Le voyage en lui-même pleinement réalisé.

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