Eros

L’importance cachée d’Aphrodite

Qui a lu quelques mythes mettant en scène la déesse de l’Amour et de la Beauté peut s’étonner d’un tel titre. En effet, dans beaucoup d’histoires, Aphrodite est loin d’avoir le beau rôle, passant pour une déesse superficielle, vaniteuse, colérique, aussi oisive qu’impudique et débauchée. Cette image de la déesse est étrangement conforme à l’opinion que se faisaient de la femme les prédicateurs chrétiens qui craignaient sa superficialité, sa beauté autant que sa débauche, sa paresse et ses caprices.

Une coïncidence ? Sûrement pas. Les recherches en psychologie ont pu démontrer que si nos émotions sont universelles, notre façon de nous représenter les archétypes et de construire notre psychisme sont relatifs à notre culture, laquelle a commencé avec les mythes. Si bien que par exemple, là où en Occident on reconnaît le complexe d’Œdipe comme une phase de la construction de l’individu, le Japon, qui ne s’y retrouve pas, connaît un complexe d’Ajaze où le fantasme du meurtre du père et la culpabilité que cela génère sont remplacés par le désir de la mère de tuer son enfant et se résout par le pardon mutuel. Une histoire racontée dans leur mythologie.

D’autre part, les multiples variantes des mythes, qui peuvent être contradictoires, témoignent des changements de mentalité dans une société ou une plus grande perception des phénomènes psychiques ou sociaux mis en scène dans les histoires vécues par les dieux. Ainsi, dans la co-existence de deux Aphrodite, l’une issue de l’émasculation d’Ouranos et l’autre, plus tardive, née de Zeus et de Dioné, se remarque le passage d’une conception matriarcale, indépendante, de la déesse née de personne, à celle d’une conception patriarcale où la déesse devient un des multiples rejetons de Zeus à qui elle doit le jour et donc obéissance. Il arrive la même chose au dieu Amour, Eros, qui passa d’un dieu primordial arrivé à l’aube des temps, bien avant les Olympiens, à un petit dieu ailé, fils obéissant d’Aphrodite, comme si on avait eu besoin de limiter, contrôler l’Amour et le Désir dans une société plus civilisée.

A l’origine, pourtant, Aphrodite possède des points communs avec Ishtar, grande divinité assyro-babylonienne de l’Amour et de la Guerre dont la puissance est immense par rapport à tout ce qu’on accordera de pouvoirs à une déesse, voire à un dieu. Bien plus ancienne que la religion des Olympiens, la religion des assyro-babyloniens est liée aux débuts de l’Antiquité, période où on découvrit l’écriture, et où se passait l’épopée de Gilgamesh, premier héros civilisateur. A l’époque, l’amour, le désir, la fécondité sont considérés comme des forces premières, pourvoyeuses de vie, puissances auxquelles il faut se soumettre et non qu’on doit soumettre. Le roi lui-même est présenté comme fils de la déesse, preuve de sa puissance dans la société, et elle n’a rien à envier aux dieux masculins de qui elle est, au minimum, l’égale.

C’est de cette déesse-là que l’Aphrodite ouranienne est issue, même de façon lointaine. Puissante, elle est maîtresse de la vie et créatrice de destins au même titre que les Parques par le désir qu’elle fait naître chez les hommes comme chez les dieux, ainsi que tous les animaux sur terre ou sur mer, les poussant dans des directions imprévues, leur faisant créer des familles, des lignées, des alliances inattendues avec toutes les conséquences bonnes ou mauvaises que cela suppose.

On en a en effet maints exemples dans la mythologie, de l’amour qu’elle fit éprouver à Pasiphaé pour le taureau sacré du roi Minos naquit le Minotaure, d’après certaines versions, à celui de Zeus ou d’autres dieux pour des mortelles et des nymphes, créant ainsi des lignées de héros, mais aussi de nouvelles plantes, fleuves, etc. De l’amour d’Hélène pour Pâris survint la Guerre de Troie et le désir qu’elle fit naître chez Zeus pour sa femme fut favorable à l’intervention des autres dieux dans le conflit quand le père des dieux avait juré de leur neutralité. Sans parler de tous les autres, les anonymes nés de l’union d’un homme et d’une femme, d’un mâle et d’une femelle et ceux qui s’unissent sans être de même sexe.

Il exista même une philosophie qui reconnaissait à Aphrodite le premier rôle divin comme maîtresse du vivant, faisant d’elle une divinité supérieure à tous les Olympiens. Zeus lui-même redoutait sa capacité à le faire s’éprendre des unes et des autres. Mais gagnés par la culture du dénigrement qui se fit progressivement, nous peinons souvent à entrevoir toute l’étendue du pouvoir que les Anciens eux-mêmes lui reconnaissaient.

( Photo à la Une : médaillon d’argent représentant Aphrodite datant du III ap. J-C issu des ateliers de toreutique de Tarente conservé au British Museum )

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Désir et civilisation

Le désir est un des sentiments les plus ambivalents auxquels la civilisation ait à se confronter, et ce quelle que soit la civilisation.

Chez les Grecs, et d’abord pour Hésiode, Eros est un dieu primordial qui vient opposer au Chaos un ordre du monde qui lui permet d’être stable. Cette idée, on la retrouve chez Empédocle et sa loi aphrodisienne d’attirance et répulsion qui crée la cohérence de l’univers. Mais à l’inverse, plus tardivement, Eros, le désir, est devenu le petit dieu ailé, insolent, indiscipliné qui dicte sa loi au père des dieux lui-même et sème paradoxalement…le chaos.

Car le désir, c’est l’inattendu, la force qui fait agir hommes et femmes, leur fait construire ou détruire des vies, des enfants, des familles, des empires, même, comme le roi Edouard VIII qui abdiqua pour épouser Wallis Simpson.

Le désir est d’une telle puissance qu’il n’est pas une civilisation qui ne se soit méfiée de lui tout en reconnaissant qu’on ne peut faire sans. Et entre la tendance humaine à l’absolu apportée par l’intelligence et la tendance naturelle au désir de vivre imposé par l’espèce, les plateaux de la balance ne sont jamais vraiment parvenus à s’équilibrer. De la satisfaction de ses désirs prônée par Epicure à la maîtrise de ceux-ci par Platon, la philosophie grecque a pu affirmer une chose et son contraire.

En Orient, en revanche, rien ne vaut la maîtrise de soi et la paix de l’esprit. Chez les Hindous, il existe un dieu du désir, Kamâ, dont le Kamâsûtra tire son nom. Pourtant, le jour où Shiva s’éprend de son épouse Paravatî, il le fait sans l’aide du dieu du désir qu’il a pulvérisé de son 3 ème oeil pour avoir osé le perturber pendant sa méditation.

Ce mythe est très éclairant et la suite le confirme : il est du devoir de Shiva d’épouser Parvatî pour engendrer le chef de guerre des dieux, Skanda, destiné à les protéger. Le devoir ! Pas le désir. La maîtrise. Le dieu hindou se doit de dépasser tous les conditionnements imposés par la matière dont il n’est pas fait. Dans l’idéal, l’Homme devrait les dépasser aussi, et dépasser ce qui conditionne son espèce, cette espèce qui le rapproche de la bête et l’éloigne de Dieu.

Car le désir, c’est ça : cette puissance qui nous rappelle qu’à force de vouloir faire l’ange, on finit par faire la bête, cette bête que l’on est aussi et qu’on voudrait bien oublier.

Pire même, à force de vouloir faire l’ange, le Bouddhisme lui-même dut assouplir sa philosophie uniquement destinée aux vrais renonçants, et valoriser le mariage, la famille, au risque de voir chacun vouloir devenir moine ou nonne et voir s’éteindre du même coup, bien sûr, la doctrine. Le détachement absolu, ce n’est pas bon pour la natalité ni pour la diffusion de la doctrine qui serait morte en une génération si chacun avait suivi ses préceptes libérateurs. Sur le site Buddhachannel tv, on peut lire un article portant néanmoins ce titre révélateur de ce que le Bouddhisme du Petit Véhicule reflète : «  Procréer, c’est engendrer le dépérissement et la mort. »

Et c’est un peu la posture de toutes les religions à l’origine des civilisations : leur survie dépend beaucoup de ce démon logé au fond du corps qu’il faut tenter de canaliser, équilibrer pour l’empêcher de faire oublier Dieu.

Et puis, Freud est arrivé pour nous expliquer que le désir était à la base de la construction compliquée de notre psyché et nous a également appris que sa répression avait permis à l’Homme de créer la civilisation, mais que son passage dans l’inconscient faisait de nous des marionnettes qui pilotions en automatique.

Cette vérité sera reprise à son compte par son neveu Edward Bernays qui, sur la base des découvertes de Tonton, inventera la propagande moderne et le marketing – inspirant ironiquement Goebbels qu’on croit souvent être l’inventeur de la propagande -, n’hésitant pas à utiliser des images phalliques et user et abuser de ce démon controversé des religions dans le commerce pour nous faire consommer.

Et c’est pourquoi, à la télé, les femmes semblent avoir un orgasme quand elle goûtent un carré de chocolat ou une tasse de café, se caressent nues en mettant du gel douche dont les ventes vont sûrement exploser sans que soit intervenu l’entendement, le jugement critique, l’attention portée aux choses qui nous entourent et qui nous conditionnent.

Saisi par les ailes et mis en cage par le père de la psychanalyse, le bel Eros est désormais condamné à nous envoyer ses flèches par campagnes publicitaires, films ou musiques médiocres interposés pour un succès facilement assuré. Il fut un dieu, le voici désormais aussi esclave que nous.

Souviens-toi toujours que le désir est sacré pour lui rendre sa liberté et fonder la tienne.

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Eros contre Aphrodite ?

La Grèce ancienne avait déjà son dieu du désir. Dans la Théogonie d’Hésiode, Eros est un dieu primordial dans le sens d’archaïque, un de ceux qui viennent en premier. Après Chaos et à l’opposé de lui, il est un ordonnateur. Le désir régule, met de l’ordre. Il va concerner l’ensemble des êtres, l’ensemble du vivant. Le désir est un principe premier qui permet au vivant de se stabiliser et au monde d’être monde. le principe même de la vie. C’est un dieu fondamental.

Plus tard est venue Aphrodite, déesse de l’Amour et de la Beauté. Comme Eros, elle inspire le désir et pourtant, quel besoin a-t-on eu d’une divinité de plus pour un principe déjà incarné par Eros ? Le fait est qu’Aphrodite n’est pas une déesse primordiale. Elle concerne le monde grec civilisé où règne la religion des Olympiens. Elle est plus récente et inclut cette notion strictement de civilisation : la Beauté.

En effet, la beauté se définit par rapport à une norme qui s’oppose à celle de la laideur. Et pour l’établir, il faut qu’un certain sens du goût se soit développé selon des normes établies au fil de longues générations d’individus vivant en société. Ainsi, il y a des pays où les femmes les plus grosses sont considérées comme les plus belles et où on les fait grossir pour qu’elles prennent de la valeur, et des pays où on les veut minces et où les techniques pour les faire maigrir se multiplient, chacun selon les normes de société qu’il a établies.

Par le biais de la Beauté qu’elle représente, Aphrodite recouvre ainsi l’Amour humain, celui qui a inclus des règles de civilisation comme valant plus que celles qui régissent le vivant. On le voit très clairement dans l’accessoire qui permet à la déesse d’inspirer ce désir, sa ceinture, ou, comme le dit l’Iliade, le ruban doré qu’elle porte sur son sein et qui contient tous les désir possibles, tous les charmes et propos amoureux, en bref, toutes les perspectives d’amour.Comment ne pas voir dans tout cela la présence de la civilisation, de l’humain trop humain et de l’expression de la pensée ?

Le désir ne passe plus par le corps mais par le mental. Dans cette utilisation du ruban ou de la ceinture, on peut déjà noter que c’est un accessoire qui ne peut être inventé que par des hommes dotés d’une culture qui a le pouvoir d’inspirer l’amour. C’est un objet culturel, un accessoire de mode, en somme, qui contient la trame de tous les désirs. Les désirs eux-mêmes sont inscrits, définis par la ceinture ou le ruban. Or, la sexualité humaine répond aussi à des codes de société : ce qu’elle admet, ce qu’elle refuse, ce qui est tabou, ce qui est transgression, ce qu’elle valorise, etc. Tout cela est contenu dans une ceinture ou un ruban sans qu’on nous en explique le contenu. Nul n’est besoin, d’ailleurs, ceux qui écoutent l’Iliade à l’époque où elle était encore chantée, savent très bien ce que le désir recouvre.

Aujourd’hui que les codes ont changé, nous pouvons mettre dans cette ceinture ou ce ruban tout ce que nous-mêmes savons et acceptons du désir humain mais ce sera certainement différent de ce qui était admis il y a plus de deux millénaires. Enfin, dernier point, le ruban est près de son sein. Le sein n’est pas forcément ce qu’on croit qu’il désigne. De fait, on en parle aussi pour l’homme car le sein désigne d’une manière plus générale, l’endroit de la poitrine. La poitrine est ce qui renferme le coeur, le coeur était, pour les Grecs anciens, le siège des émotions :  » Calme-toi mon coeur ! », demande Ulysse en proie à des émotions trop fortes. Aimer, désirer, passent donc désormais par la tête et le coeur.

Plus tard dans la culture grecque – bien que les variantes du mythe permettent encore d’autres possibilités -, et plus encore dans la civilisation romaine, Eros devient le fils d’Aphrodite. De ses flèches qu’il décoche, il fait s’éprendre soudain quelqu’un de quelqu’un d’autre, à la demande de sa mère qui a toujours une bonne raison. Pourquoi ?

Peut-être pour mettre plus d’ordre et de raison qu’il n’y en avait dans les mythes grecs. En effet, pour punir Aphrodite, Zeus la fit s’éprendre d’un mortel. Cela ne peut donc être son privilège. Et la ceinture ? Elle la prête à Héra qui la lui demande lors de la guerre de Troie, mais à part elle, qui se permettra de la lui demander pour l’utiliser à son avantage ? De ce fait, Aphrodite en reste seule l’utilisatrice, et dans ce cas qui peut charmer quelqu’un en dehors d’elle ? Le mystère de l’Amour continue ainsi de rester entier, les explications restant contradictoires si ce n’est incohérentes.

Avec Eros-Cupidon qui lance ses flèches, on a une métaphore acceptable de la façon dont le fait de tomber amoureux nous atteint soudainement, avec violence et de façon assez durable, comme si on avait été touché par une pointe empoisonnée. Aphrodite qui décide de qui sera touché exprime le fait qu’il y a forcément une raison à cet état mais qu’elle n’est pas accessible, que c’est une force supérieure, un dieu qui en décide. C’est l’allégorie qui illustre la maxime :  » Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point. ». La raison inconnue est celle décidée par la déesse.

Dans une société aussi policée et urbaine que l’athénienne et plus tard la civilisation romaine, le sauvage et primordial Eros ne peut plus être. Il devient un petit archer au service d’un chef tout-puissant dont on ne remet pas en question les ordres, un petit archer qui n’est plus l’ordonnateur du chaos mais le petit fauteur de trouble dans une société très organisée.

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