Le maquillage des yeux remonte à l’Egypte antique, comme nous le savons, et comme les images d’Epinal nous en ont laissé des souvenirs de regards masculins et féminins cerclés de khôl sur les statues et bas-reliefs. Alors que le maquillage revêt d’habitude un aspect superficiel et trivial en Occident, relevant de la séduction facile voire de l’amusement, on s’étonne qu’archéologues et historiens aient donné tant d’importance à la conception des fards et à la manière dont ils se portaient dans l’Egypte ancienne.
En réalité, si les fards les intéressent tant, c’est que leur fabrication relève des premiers processus de chimie et de pharmacologie : des poudres minérales pour la couleur, des graisses pour l’adhésion à la peau, des produits actifs dont la toxicité même oeuvre paradoxalement à l’aspect médicinal et protecteur dont on avait bien besoin pour lutter contre les maladies de l’oeil, fréquentes dans la vallée du Nil.
Les égyptologues du site du CNRS l’assurent dans leur dossier sur le langage des fards en Egypte antique : retrouver des statues aux yeux pleins et cerclés de khôl dans une tombe sème le trouble car les personnages semblent vivants, et surtout, paraissent vous regarder. De fait, le maquillage noir à base de minerai de plomb, remplaçant le fard vert à base de malachite, est estimé rendre les yeux parlants et expressifs. D’autres couleurs aux symboliques différentes existèrent mais à la base, il y avait d’abord, par principe, le maquillage des yeux, inventé il y a quatre millénaires.
A la base de l’acte de se maquiller, il y a un dieu, Horus. Lors d’un combat contre son oncle Seth, il perd son oeil gauche qui s’avère être la lune, tandis que son oeil droit constitue le soleil. Pour rétablir l’équilibre cosmique menacé par la perte de l’oeil et la disparition de la lune, Horus a recours aux fards. Acte cosmogonique et créateur, le maquillage rend à Horus sa beauté et à l’univers, la lune et ses phases désormais intermittentes. En se maquillant, hommes et femmes de l’Egypte ancienne imitaient l’acte bénéfique du dieu qui se guérissait en même temps qu’il recréait l’harmonie du monde.
Pour les hommes et femmes de ce pays, de la même manière, le maquillage avait pour fonction le soin, la médecine, mais aussi la beauté, la vie et le sacré. Le fard lui-même était une émanation d’un dieu différent selon sa couleur, d’Horus pour le vert, de Ra pour le noir. Les papyrus médicaux confirment la multiplication des fonctions associées au maquillage en Egypte ancienne :
« Viens malachite ! Viens malachite ! Viens, la verte ! Viens, écoulement de l’oeil d’Horus ! Viens, rejet de l’oeil d’Atoum ! Viens, sécrétion sortie d’Osiris ! Viens à lui ( le malade ) et chasse pour lui les sérosités, le pus, le sang, la faiblesse de la vue. »
( Ebers 385 traduit par Bardinet, cités sur le site du CNRS et celui des anciens élèves et diplômés de Polytechnique )
De toutes ces croyances, en réalité, que reste-t-il aujourd’hui dans le maquillage des yeux et dans notre rapport symbolique au regard ?
Horus, est un dieu faucon. La vue des rapaces est exceptionnelle, comme l’est celle de la plupart des prédateurs. L’oeil d’Horus, celui qui a été arraché, constitue toujours un porte-bonheur, ce qui éloigne le mauvais oeil, justement. Oeil gauche représentant la lune, il est fardé de cette sorte de maquillage caractéristique qu’on retrouve dans l’art égyptien antique et dont la symbolique perdure et protège celui qui le porte.
Dans d’autres civilisations également, les symboles de protection peuvent être des visages de démons qui nous regardent mais aussi avoir toutes les caractéristiques de l’oeil, comme le miroir Pa Kua des Chinois qu’on installe à l’extérieur de sa porte d’entrée pour protéger la maison des mauvais esprits. Ce miroir a la particularité d’être convexe et de refléter ce qui passe devant lui. Beaucoup de croyances autour de la protection des maisons font appel aux miroirs pour leur pouvoir de réflexion, leur capacité à agir comme des yeux sur d’autres yeux. Les yeux, centres de l’observation, sont à l’avant-poste de l’intelligence qui s’éveillera après avoir reçu les informations issues de cette observation.
Mais les yeux, c’est aussi le siège de la vie, toujours en lien avec l’intelligence. Fermer les yeux du mort est un acte rassurant qui permet de symboliser le décès, comme si le cadavre gardant les yeux ouverts ne pouvait être complètement mort et donc toujours conscient, intelligent, apte à porter le « mauvais oeil », ce regard chargé de haine silencieuse suffisant, paraît-il, à nuire à ceux qui en sont l’objet.
Dans le maquillage du regard, il y a un peu de tout cela à la fois : un geste de construction de sa propre beauté, de sa propre harmonie, de son appartenance au monde, d’expressivité du regard accédant au langage, de mise en valeur symbolique et expressive de son intelligence, de sa conscience.
Cela rappelle ce passage de Devdas, apparemment énigmatique, où une femme conseille à Chandramukhi, courtisane, de mettre du khôl pour se protéger du mauvais oeil, à quoi Devdas, jeune homme naïf découvrant la prostitution, fait remarquer que d’autres femmes se servent de ce même khôl pour attirer le regard. Chandramukhi lui répond : « En évoquant le regard, vous avez ravi mon coeur. Je vous prenais pour une statue, et je découvre que vous avez un coeur. » Chandra, bizarrement, signifie la lune…
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