Les Anciens distinguaient l’amour spirituel qui avait Aphrodite Ouranie, fille du Ciel et de l’écume pour déesse, de l’amour physique avec une Aphrodite plus tardive, née de Zeus et Dioné. Dans notre expérience personnelle, il y a également une différence entre des amourettes peu marquantes et l’amour qui nous bouleverse, nous transforme, nous fait sortir de nous-même pour révéler un nouvel être et que nous recherchons tous.
En effet, de tous temps, pour chacun d’entre nous, l’Amour est la plus grande expérience qu’il soit donné de vivre à un individu. C’est celle qui est la plus désirée, la plus attendue, la plus imaginée dès lors qu’on perçoit à travers d’autres, réels ou fictifs, ce que ça peut être. Avant même de le vivre, les enfants se demandent avec qui ils se marieront, qui ils aimeront, comme si dans la réponse à ces questions résidait la clé du mystère de leur propre vie tout entière et de leur être profond.
Et ils ont raison. La rencontre amoureuse a tout d’une épiphanie, une manifestation du divin. Dans les yeux de celui qui aime, l’être aimé a toutes les qualités, toutes les perfections que n’ont pourtant remarquées à un tel degré aucune des personnes qui le connaissent sans en être amoureux. Or, la perfection est par essence la caractéristique du divin. Une rencontre conduisant instantanément au sentiment amoureux chez une personne ou les deux s’appelle d’ailleurs en français : « le coup de foudre », ce que recevaient les mortels qui avaient vu un dieu sous sa vraie forme, en pleine gloire.
La suite de la relation montre d’ailleurs la proximité qu’il y a entre l’amour et la dévotion, l’être aimé étant l’objet de tout le soin, toute l’adoration, la vénération que peut avoir un religieux envers la figure sainte à laquelle il s’est consacré. L’amoureux fou n’a en effet rien de la sincérité tiède du simple croyant qui dit quelques prières, va poser un cierge à l’église et remplit ses devoirs. L’être qui aime follement vit l’union avec l’aimé comme une expérience proche de l’extase connue des grandes saintes unies à Dieu dans des visions expérimentées et exprimées de façon troublante :
« Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps, il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon coeur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout embrasée de l’amour de Dieu. La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait des gémissements (…)mais si excessive était la suavité que me causait cette extrème douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. » Sainte Thérèse d’Avila. Le Livre de la Vie.
Ce genre de vision, d’expérience mystique vécue sur un mode amoureux, fusionnel et érotique n’est pas rare dans l’histoire du catholicisme pour celles qu’on appelait les « épouses du Christ », et ressemble à ce que nous vivons lorsque nous nous unissons à l’être aimé. Par ailleurs, dans les autres religions également, les traités d’amour, le Cantique des Cantiques de la tradition juive ou, beaucoup plus explicitement, le traité d’Amour d’Ibn-Arabî, établissent un lien évident et même inévitable entre expérience amoureuse et expérience mystique.
L’amour, c’est aussi une sorte de possession telle qu’on y croit dans les sociétés qui ont conservé des traditions animistes et où les esprits jouent un rôle primordial dans la spiritualité. S’emparant de notre âme et de notre chair, l’amour nous brûle, nous possède, nous pousse à des actions incompréhensibles allant de la déprime à l’exaltation et qui nous font passer pour fous, comme ces possédés que l’on tente de soigner par la transe lors d’une lîla, cérémonie collective, nocturne et musicale destinée à la guérison d’une personne possédée par un djînn. Certains prêtres du Moyen-Age, d’ailleurs, tombés amoureux de femmes malgré eux, n’hésitèrent pas à les condamner pour sorcellerie, persuadés qu’elles les avaient envoûtés.
Enfin, l’amour humain ayant souvent été ce qu’on considérait comme faisant obstacle à l’élévation spirituelle, les maîtres hindous ont pu préconiser, pour éviter l’attachement à ce qui est mortel et impur, de voir Dieu en les personnes qu’on aime et ainsi aimer Dieu à travers elles pour convertir l’amour humain en amour divin.
Mais parfois, souvent même, on voit le divin naturellement dans la personne aimée, juste parce que l’amour, en soi, est un miracle où nous nous réalisons grâce à l’autre, comme jamais on ne l’avait fait auparavant :
Quitte à redevenir athée quand, descendu du nuage hallucinatoire créé par les hormones, le prince charmant ou la princesse se transforment en vilaines grenouilles qu’ils ont peut-être été dès le début tant l’amour comme la foi consistent finalement en une vision très personnelle, aussi contradictoirement aléatoire qu’absolue, de ce vers quoi tendre.
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